Elise Bergonzi, curatrice
Permanente Instance, 2024
Lieux de transformation nichés dans un univers quasi-clinique, les installations immersives d’Anaïs Gauthier hybrident l’organique à l’industriel. Elles s’activent comme un corps-machine qui vient rompre le silence pour explorer nos mécanismes de soin contemporains. L’artiste propose ici une installation in-situ en deux volets : une fabrique de l’intime qui se mécanise, une machinerie imparfaite qui s’humanise. Des formes hybrides non identifiées questionnent la mécanisation de nos corps au travail et leur défaillance potentielle. Les engrenages semblent prêts à s’agiter comme des organes vitaux, mais un suintement permanent vient trahir leur surchauffe émotionnelle.
Dans le second espace destiné à accueillir l’artiste en résidence, Anaïs Gauthier a créé un organisme à bout de souffle. Il y a quelque chose de vivant qui gronde dans la courbure de ses formes nonchalantes. La cavité hirsute nous domine d’un poids lesté et nous entraîne vers le fond. Dans la cage thoracique rauque qui lui sert de ventre, le moteur ronfle et expulse une vapeur moite. Son ossature de métal est partiellement recouverte de chairs à vif, l’intérieur du corps se confond avec l’extérieur et chaque organe s’agrippe à la structure comme il peut. Engrenages et poulies se maintiennent en activité par un réseau complexe de tuyaux et de bonbonnes boursouflées en surchauffe. Traversée par des fluides visqueux, cette chimère intubée semble pouvoir produire des formes non identifiées à la chaîne. Mais ce système de production paraît instable, la moindre goutte d’eau en excès pourrait la faire céder sous son propre poids. À force de suinter par tous ces pores, la chaîne de production s’enraye comme une muqueuse desséchée, rétractant ses griffes chirurgicales dans un grincement étouffé. Mais au lieu de reprendre son souffle et de déglutir, la machine continue ses exercices de respiration, refusant de constater son inefficacité. Il y a une certaine tendresse dans cette chose abîmée qui cherche à faire de son mieux pour suivre son propre rythme. Ce système rachitique motorisé, qui démarre puis s’arrête avec de légers à-coups avant de repartir timidement dans un crachotement indécis, nous rappelle avec humilité nos propres limites. À la manière d’une rotule qui craque en tentant de se déplier pour faire un pas en avant, les machines partiellement dysfonctionnelles d’Anaïs Gauthier nous ressemblent d’un peu trop près. Les corps qu’elle fabrique sont aussi las que rutilants, comme si on avait voulu polir leurs surfaces sans s’assurer de les avoir bien graissées avant. Les mécanismes sont grippés, faillibles et douloureux, mais ils maintiennent un sourire de façade amer qui se crispe au moindre mouvement. L’artiste pousse jusqu’à son dernier retranchement l’analogie du corps-machine et des créations humaines qui ne sauraient être autre chose qu’à notre image : efficaces tant qu’on les alimente, fonctionnelles tant qu’elles ne sont pas submergées. Ce trop-plein, lorsqu’il se manifeste, peut s’illustrer aussi bien dans un problème moteur que dans une détresse psychique. Lorsque que nos corps-machines s’épuisent, nous n’en sommes que plus démuni•e•s. Dans une accumulation de gestes de soin plus ou moins hasardeux, leur maintenance engendre d’autres machineries qui elles aussi pourraient bien faillir. Il faut alors, au mieux les entretenir et les réparer, au pire les remplacer en produisant plus de déchets.
Ce cercle vicieux, symbole d’une industrie aliénée et symptomatique de nos systèmes de production capitalistes sillonne les œuvres produites par Anaïs Gauthier. Cependant, au cœur de ce constat socio-écologique sur nos modes de fonctionnement quotidien, quelque chose de touchant transparaît entre les membranes poisseuses de l’usine organique d’Anaïs Gauthier. Derrière la binarité d’un mouvement mécanique et cyclique qui, au lieu de se maintenir dans une fluidité nauséeuse, râpe, craque, s’enraye, s’érode et s’épuise passivement ; il y a tout de même la possibilité d’un engrenage résiliant qui refuse de s’éteindre. Une forme de persistance vaine mais toujours invaincue s’immisce alors entre les formes. Et dans cette permanence faillible de nos corps, il y a toujours un plaisir un peu coupable pour la défaillance.
Zélia Bajaj, curateurice
D’un intérêt commun pour les formes latentes et organiques, l’artiste plasticienne Anaïs Gauthier et la curateurice Zélia Bajaj ont imaginé ce projet d’exposition en collaboration. Le dialogue initié entre nos pratiques et recherches respectives convoque de nouvelles lectures, plurielles, dont les formes visent à restituer une multiplicité de points de vue. Dans le cadre de cet appel à projets, nous envisageons l’exposition comme une plateforme de rencontre et d’échange, où l’expérience de la visite occupe une place centrale, dès ses prémices.
Présentant quatre installations d’Anaïs Gauthier, déjà produites ou en cours de production, l’exposition proposée s’appuie sur des phénomènes d’incarnation, de latence et d’écoulement, à la fois physiques et psychiques, pour questionner la perception du corps dans l’espace, à travers l’altération du temps. Il est question d’émotions : quelle place pouvons-nous leur accorder dans une exposition traitant du corps ? À partir d’une conception phénoménologique de celui-ci, pouvons-nous éprouver le temps et l’espace autrement ? L’architecture et les œuvres se côtoyant au sein d’un univers biomécanique transformé, où le temps est comme suspendu dans l’espace, la proposition curatoriale emprunte au jeu une forme d’impertinence, comme exécutoire ludique, aussi imprévisible soit-il. Déployée sur deux étages, elle inviterait les visiteur·ses à s’enfoncer progressivement dans les espaces reclus de la galerie, jusqu’à descendre dans ses entrailles, pour partager une succession d’expériences vécues, à l’abri des regards. Mises bout à bout, elles donnent forme à un rhizome chronologique, dont l’interdépendance des événements permet d’échapper au cloisonnement des espaces et à la suspension du temps1.
La pratique d’Anaïs Gauthier se caractérise par la physicalité, voire la corporalité, qu’elle confère à ses sculptures. L’artiste s’appuie sur des références architecturales et du mobilier pour réaliser des installations éphémères, où l’organique et le mécanique se fondent l’un dans l’autre. Souvent in situ, ses installations prennent vie dans l’espace d’exposition pour nous introduire dans des univers décalés, où le temps se matérialise par la répétition, la suspension ou la fragmentation. Par leur dimension immersive et sensorielle, elles perturbent nos repères spatio-temporels, en implantant des éléments dysfonctionnels ou fluctuants dans l’appareillage mécanique. À l’entrée de l’Espace temps, une nouvelle œuvre produite par l’artiste, visible depuis la rue, mettrait en scène une chute de matière suspendue dans le temps. Par sa dimension latente, elle évoque la possibilité d’un écoulement, d’une métamorphose, si tant est que la matière retrouve sa mobilité2. Finalement, ce sont nos émotions qui – au contact des œuvres – se mettent en mouvement, avant de se répandre dans l’espace d’exposition. De taille importante, cette installation prendrait place dans un environnement froid et aseptisé, presque inquiétant, dont l’esthétique clinique serait proche du laboratoire. Le retentissement d’un son de cloche, produit d’en bas par l’installation Intranquillité titillante, nous guiderait ensuite vers les escaliers. Direction : le sous-sol, où les sens sont durablement mis en éveil.
Jouant des espaces segmentés et des interstices, l’exposition interrogerait la question du seuil entre deux espaces, ainsi que sa relation au corps. Le cloisonnement des œuvres dans l’espace contraignant le regard, il s’agit d’abandonner l’idée d’une vue d’ensemble pour se prêter à la découverte d’une vie cachée. Dans ce contexte, les couloirs et les escaliers exerceraient une fonction liminale : à la lisière de différents espaces, ces lieux de passage rendraient tangibles l’expérience transitoire qui sous-tend les salles d’exposition, dans un mouvement de va-et-vient (lui aussi exutoire). À l’esthétique froide du rez-de-chaussée, où le corps est mis à distance, succède l’intimité du sous-sol, pour une incarnation plus viscérale. Semblable à une chapelle, avec ses arcs voûtés, l’espace souterrain mettrait en lumière ce qui est généralement enfoui. Par l’activation des sculptures, dont les formes répondent à celles du lieu, l’architecture agit comme un catalyseur d’affects, de flux et de fluides.
Présentées de chaque côté de l’escalier, les installations Double Contrainte (2023) et Intranquillité titillante (2021) induiraient des situations d’écoulement et de latence, où la circulation de fluides donne lieu à un changement d’état. Si les fluides s’apparentent à des humeurs, dont le phénomène de condensation révèle l’épaisseur, la traversée de ces espaces, investis du sol au plafond, est susceptible de convoquer – elle aussi – différents états de conscience. Enfin, les drapés de la série Sirupeux linceuls, éparpillés à tous les niveaux, se manifesteraient dans les espaces interstitiels comme un ensemble de traces à suivre. Reliant les installations et les salles de l’exposition, ils rappelleraient la fragmentation du corps à l’œuvre dans chaque pièce.
Ainsi, l’exposition mettrait en relation différentes phases de recherche de l’artiste, ayant expérimenté des formes proches du huis-clos avant d’introduire le corps des visiteur·ses dans des installations plus immersives que contemplatives, pour explorer la dimension visuelle de l’haptique3. Celle-ci suscite en nous des tentations tactiles, à la simple vue de certaines textures ou apparences formelles, sans que le sens du toucher n’ait besoin d’être mobilisé. Suspendu ou fragmenté dans l’espace, le temps et le corps apparaîtraient sous ce prisme comme des objets tangibles, sur lesquels il est possible d’agir.
1 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.
2 Julie Noirot, « Produire des « images manquantes ». Le projet Wonder Beiruth de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige », Focales, n° 1, 2017.
3 Laura U. Marks, The Skin of the Film : Intercultural Cinema, Embodiment, and the Senses, Durham (NC), Duke University Press, 2000.
Lena Peyrard, commissaire d’exposition et critique d’art
Opération Stase, 2023
Avant même de pénétrer dans l’installation comme on pénétrerait à l’intérieur d’un ventre sacré et mécanique, il y a ce bruit. Le clapotis léger des fluides qui s’échappent de leur matrice, le ronronnement des treuils qui s’activent dans un mouvement de va-et-vient continu. En bas des escaliers, un lustre oscille dans le creux d’un puits de lumière. Il annonce la valse cinétique qui se joue plus haut. Et puis nous y sommes. Où ? On ne saurait dire avec certitude. Parce que révélée, rejouée, prolongée, l’architecture du lieu s’efface presque pour laisser place à un environnement composé de strates qui font chorale. Un rhizome suspendu de tuyauterie transperce la pièce de part et d’autre, permettant une circulation des fluides et la mise en réseau complexe du système à l’œuvre. Aux extrémités des canalisations, deux lustres constitués d’une superposition d’inox, de cire et de silicone s’abaissent lourdement de façon résolument dramatique. En s’abaissant, ils s’enlisent dans une eau laiteuse contenue dans de larges réservoirs recouverts de mosaïques bleu pâle et vertes. L’ensemble s’entremêle au sein de l’espace devenu le support d’un fantasme de chair et d’acier.
Le titre même de l’œuvre, Opération Stase, évoque une introspection tout autant qu’une volonté d’observer ce qui est latent, de scruter la mécanique profonde de l’univers qui échappe généralement à notre regard. Anaïs Gauthier nous plonge au cœur d’un environnement aseptisé, quelque part entre le monde médical et industriel. Finalement, il s’agit ici de prendre « soin des choses » pour reprendre les termes de Jérôme Denis et David Pontille qui explorent dans leur ouvrage éponyme1 le fragile qui nous entoure et la notion de maintenance en tant qu’ « art de faire durer ». Ce soin des choses est aussi celui de tous les corps, abîmés, morcelés, imparfaits qui trouvent refuge au sein de cette architecture où la mosaïque domine, non sans rappeler celle du hammam ou des thermes. Symboliquement, l’eau occupe une place centrale dans cette pièce, à la fois purificatrice et incontrôlable, telle une force insaisissable. Cependant, l’équilibre semble vaciller, car l’installation suggère un possible dysfonctionnement. Un paradoxe s’installe : cet espace, conçu pour prodiguer des soins, est empreint de souillure, marqué par la poussière noire issue de cette ancienne friche industrielle, comme mis à mal par le temps et les épreuves. Le réseau tentaculaire d’acier qui se déploie dans l’espace évoque de son côté un mécanisme défaillant : les tuyaux qui le composent sont colmatés par endroit par du tissu, dans une tentative de maîtriser des fuites effrontées.
Fragile et irriguée par une source mystérieuse, l’installation se révèle vivante, vibrante de couleurs qui évoquent la vigueur d’un organisme en perpétuel mouvement. Ici, la défaillance est celle des machines et des corps, deux entités qui semblent fusionner au sein de l’œuvre. Questionnant les dispositifs de pouvoir qui les aliènent toutes deux, l’artiste envisage leur émancipation par la métamorphose et leurs mutations possibles. On pense alors à Silvia Federici et son ouvrage Par-delà les frontières du corps2 qui pense celui-ci comme un objet historique, domestiqué, violenté à se réapproprier. Pour cela, Silvia Federici propose : écoutons attentivement le langage du corps, en saisissant sa fragilité et ses imperfections, afin de rétablir la connexion magique qui nous unit et dépasser ainsi les limites artificielles qui nous séparent. De même, Anaïs Gauthier transfigure le vocabulaire industriel pour questionner l’altération des corps et tenter de les réparer. Opération Stase se découvre telle une énigme visuelle, un territoire délicat, sensoriel, existentiel qui nous plonge dans une « affectologie » propre à la sphère du soin. Avec son installation l’artiste nous entraîne dans une traversée en quête de sens, où chacun·e est convié·e à observer l’inobservable et à méditer sur sa fragilité latente.
1 Jérôme Denis, David Pontille « Le soin des choses : politique de la maintenance », 2022. Editions la Découverte
2 Silvia Federici « Par-delà les frontières du corps », 2020. Editions Divergences
Romain Mathieu, critique et commissaire d’exposition
Art Press
Les sculptures d’Anaïs Gauthier sont d’abord des machines intrigantes, des structures paradoxales. Altercation est la rencontre d’une grue en métal dont les rouages noires semblent rescapés d’un monde industriel disparu et d’une construction de terre crue qui s’élève comme une sorte de pyramide alvéolaire évoquant l’habitat de quelques insectes. La première, d’un mouvement absurde et mécanique détruit la seconde, inscrivant dans l’éphémère la matière et le raffinement décoratif des formes inspirées des muquarnas, ces éléments caractéristiques de l’architecture musulmane.
Ailleurs, c’est une balançoire où se trouve suspendue un pneu partiellement recouvert d’une céramique dont la forme et la couleur ressemblent à un morceau de chair. Cette rencontre à nouveau incongrue entre une roue et cette excroissance rosée suscite à la fois le désir, en particulier de toucher, et un effet de répulsion pour ce morceau de corps associé au caoutchouc noir. Le mouvement est en latence et l’érotisme de cette chair est ambigu. Trop souvent utilisé, la formule d’ « inquiétante étrangeté » trouve ici son emploi le plus exact. Freud associe d’ailleurs cette angoisse à l’impression qu’un être inanimé soit vivant mais elle se manifeste également dans le souvenir de L’homme au rat avec le désir de voir le corps nu d’une femme en contradiction avec un interdit. L’inquiétante étrangeté est un bouleversement de notre rapport habituel à la réalité ou se révèle quelque chose qui aurait dû rester caché. Est-ce pour cela que cette œuvre s’intitule L’escarpolette ? Elle fait ainsi référence à un tableau de Fragonard ou un « hasard heureux » transforme l’envol d’une chaussure sur une balançoire en un dévoilement de l’entrejambe de sa maîtresse à l’amant caché. L’association d’éléments contradictoires, le mouvement, la destruction ne sont pas uniquement des enjeux formels mais convoquent le désir qui anime ces formes et l’angoisse qui les engloutit. Si ces sculptures sont à la fois familières et bizarres, c’est parce qu’elle nous amène vers ce trouble de la perception ou le langage fait défaut. Ne pas pouvoir être dit est le propre de l’expression plastique mais il est finalement assez rare qu’une œuvre nous y confronte d’une façon aussi directe.
Lisa Eymet, commissaire d’exposition
Défaillance systémique, 2020
« Il est facile de faire correspondre à chaque société des types de machines, non pas que les machines soient déterminantes, mais parce qu’elles expriment les formes sociales capables de leur donner naissance et de s’en servir »1
Gilles Deleuze, 1990
Traversant l’espace, une courroie motorisée entraîne dans un parcours en circuit fermé quatre sculptures suspendues. Elles glissent le long de la courroie, tournent légèrement sur elles-mêmes, s’élèvent et s’affaissent. Une suite de réactions en chaîne les soumet tour à tour à des forces contraires.
Défaillance systémique est un manège, un théâtre de formes activées par des moteurs qui les immerge, les cogne et les gratte dans un processus de composition et de décomposition. Tissus transparents, ouate, silicone, cire, graines et lentilles corail… Anaïs Gauthier agence les matériaux quelle incorpore les uns aux autres en couches stratigraphiques. Elle se fie à ses intuitions, prend la mesure, rééquilibre et répond aux exigences d’une matière dont elle fait l’apprentissage. Elle donne naissance à des formes creusées, faites de plis, de textures et de protubérances : des ourlets de matière qui attirent l’œil autant que la main. On aimerait y plonger nos doigts, fouiller leurs recoins pour en saisir la structure à la fois molle, dure et effritable.
Oscillant du beige au rose nacré, elles évoquent tour à tour le morceau de chair et la guimauve que l’on pétrit. Au-dessus du sol, elles dégagent quelque chose d’hybride et presque monstrueux, entre la chose morte et la chose qui vit, l’humain et le non-humain. Sans origine ni destination, innommables mais présentes au monde, les sculptures suspendues sont autant d’états de la matière, des formes en cours d’élaboration qui rencontrent dans leur parcours une somme d’objets récupérés ou reconstruits : le mobilier de l’usine.
Quand les moteurs se lancent, la fabrique se met en branle et prend vie dans un agencement de métal et d’organique. Le bruit assourdissant de la vis sans fin rappelle les descriptions douloureuses de François Bon dans Sortie d’usine (1982), lorsqu’il raconte l’aliénation des corps au travail, enfermés, amputés et rendus sourds par le fracas des machines. Aux rouages parfaitement huilés, à la propreté lisse et au silence d’une technologie de pointe, Anaïs Gauthier préfère le brinquebalement de la structure, les vibrations de la mise en route, le vacarme et les détonations. Elle ne dissimule rien au regard. Les mécanismes se montrent nus, sans enveloppe, et derrière une apparence massive et stable, l’installation toute entière révèle ses fragilités que viennent compenser des tuteurs fixés au sol et aux murs.
Anaïs Gauthier développe une pratique de la sculpture construite sur un équilibre des sensations. Elle navigue librement entre fascination et dégoût, attirance et malaise pour les formes qu’elle crée. Tout en provoquant chez nous un premier mouvement de rejet, elle convoque des souvenirs enfouis de l’enfance : le plaisir de voir les éléments prendre vie par l’action magique des rouages, la satisfaction à la vue des matières qui trempent, décantent, dégorgent et éclaboussent le sol de salissures. Tout en combinant le ludique et le terrifiant, Défaillance systémique laisse planer le doute sur la fonction de la machine en route. À l’image d’un organisme vivant, elle semble capable de surprises et d’accidents, exerçant des forces aux conséquences incertaines.
Au plus près de l’installation, seule semble compter la question formelle du devenir de la matière : on porte une attention curieuse à ses réponses et ses mutations sous l’effet des martèlements, des frottements et des gestes mécanisés. Si Défaillance systémique rappelle Le cour des choses de Peter Fischli et David Weiss (1987) dans son exploration des réactions en chaîne, le recul permis par le dispositif suggère d’autres lectures. En sortant de la pièce, le visiteur s’extrait du huis-clos et observe les processus en cours de « derrière la vitre ». La ronde hypnotique et infinie d’ombres et de formes se fait alors fabrique infernale de corps en série, façonnés, usés et abîmés. En 1990 dans Post-scriptum sur les sociétés de contrôle2, Deleuze décrit comment chaque société, par le biais des machines de production qu’elle construit, développe ses propres modes de contrôle des individus. Derrière des assemblages ludiques, des rencontres matériologiques et des associations paradoxales d’objets et de formes, Anaïs Gauthier traduit le sentiment d’une violence arbitraire administrée aux corps. Avec Défaillance systémique, elle livre au spectateur un équivalent de son expérience d’être humain captif d’un système bâti sur le contrôle et la contrainte, que l’émergence d’individualités peut corrompre et détraquer.
Georges Peignard, artiste et enseignant à l’EESAB
Anaïs Gauthier a su y développer des œuvres marquantes rassemblant à la fois une conscience de l’espace et de ses enjeux et une interrogation des fonctionnalités et des mouvements réels ou implicites à leurs présences. Cet engagement dans les étapes de construction, sincère et généreux a toujours su formuler des questionnements d’une grande précision sur l’histoire et l’actualité de la sculpture.
Aujourd’hui en tant qu’artiste Anaïs Gauthier porte en elle un univers singulier de créations aux échos d’objets, de mobiliers ou de machines ne se contentant d’aucune facilité, d’aucun renoncement. Se trouver face à ses œuvres, circuler entre elles c’est ressentir l’interrogation de notre propre place, de la responsabilité de nos actions, de nos dépassements.
Anaïs sait accompagner toute la portée de ses constructions, elle a l’intelligence rare d’aborder avec équilibre savoir et savoir-faire. Chaque assemblage évalue pour nous qui les accueillons, une évidence complexe, celle du lien qui unit les choses qui nous entourent. Elle invente des hybrides qui dans l’inattendu de leur ascendance, nous parviennent en des performances et des possibles, à l’arrêt, en un temps suspendu, déjà marqués sur leurs surfaces d’un vécu antérieur. Ses œuvres existent tout autant par leur mémoire que par leur nouveauté absolue. C’est par ce déséquilibre, par leur évidence à être là, d’avoir été toujours là, qu’elles interrogent profondément notre propre place, ici, en ce moment.
« Ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent »
Gilbert Simondon
Des éléments à la fois organiques et manufacturés sont mis en relation dans mon travail, s’appuyant sur des références architecturales et du mobilier. Ces juxtapositions me permettent de questionner le rapport physique à la transformation basée sur le mouvement en écho au système industriel dont nous héritons. J’aborde son effet produit sur nos corps et plus largement sur sa conception qui infuse nos modes de vie et nos perceptions. Par des installations, je mets en scène une fabrique de l’intime et un espace de production ou d’entrainement. Mes recherches plastiques proposent des incipits de récits alternatifs reposant sur l’indéfinie et la métamorphose C’est une poétique du cycle comme renouveau.
L’esthétique du mouvement prend la forme de mécanismes transformant des formes par la répétition, les cycles et une conception non linéaire du temps qui s’écoule, se répète, se module et les traces qu’il laisse avec. II évoque le précaire, la fragilité, la mutation possible et l’éphémère. Le temps y est suspendue, mais s’étiolant dans l’éphémère d’installation souvent in situ. L’espace et le temps communiquent sur des plans matériels autant que sur des plans psychiques. Le bruit des motorisations, l’impossibilité du silence dans le mouvement questionne des ambiances sonores. Mes recherches tendent à rendre compte de la complexité des systèmes et des entrelacement sur différentes strates entre vivant et machinerie. Les mécanismes sont également des échos à des dynamiques psychiques. La recherche est formelle mais elle aborde aussi le langage et les images qu’il convoque.
Des parallèles et des déplacements entre les constructions individuelles, les structures émotionnelles et des structures formelles sont établis. Certaines caractéristiques morphologiques d’architectures, notamment religieuses, lieu de passage, d’immersion et d’élévation sont reprises pour tendre vers une architecture intérieure. Le familier est manifeste par des éléments de mobilier. La représentation du corps y est sans peau, fragilisé, à nue. Il s’incarne dans divers matériaux et histoires. Il est présent par des fluides circulants tels des humeurs détournant certaines images médicales. Des textures poisseuses, visqueuses, suintantes à la fois attirantes et créant un mouvement de répulsion sont présentes. Les fluides gouttent, larmoient et débordent. Le corps est fragmenté.